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Et ce fut le cas. La petite ville nous apparut dès que nous atteignîmes le sommet de la colline. Ce n’était qu’un hameau, composé de deux douzaines de bâtiments environ. Une grande et vieille auberge se dressait juste là, devant nous. De la fumée s’échappait paresseusement de ses deux hautes cheminées de briques, transportant des effluves alléchants de pain frais et de viande rôtie. Trois vieillards à la barbe grise, assis dans des fauteuils à bascule installés sous le porche, taillaient des morceaux de bois avec leurs couteaux. À notre approche, ils relevèrent la tête et nous lancèrent de joyeux saluts.
« Ce vieil homme ne va pas bien ? » me demanda négligemment l’un d’eux. Il fixait, sans complaisance, le visage tuméfié et les poignets ligotés de notre père.
« Il est sujet à des crises », répondis-je. Mon ton me parut plus las que convaincant ; la journée avait été longue. « Je l’ai attaché pour l’empêcher de se blesser. Sa dernière crise a failli avoir raison de lui.
— Hem, hem. » Hochant la tête avec componction, il s’installa plus confortablement dans son fauteuil et recommença à se balancer doucement. « Alors, vous aurez besoin du docteur Hand.
— Mais pas du jeune docteur Hand, précisa le deuxième vieillard qui taillait toujours son morceau de bois. Celui qu’il vous faut, c’est le vieux docteur Hand.
— C’est ça, approuva le troisième. Le vieux docteur Hand, c’est lui le meilleur pour les crises, pour sûr. Il habite de l’autre côté des basses collines, plus près de Haddoxville que de Barleyton, au Manoir du Bord.
— Merci », leur dis-je. Ce vieux docteur Hand serait donc notre homme.
Le premier tailleur de bois reprit : « Demandez au jeune Jamas d’aller chercher le vieux docteur Hand pour votre père. Il doit être à l’intérieur, sûrement derrière le comptoir. Cette balade ne va pas le déranger, ça c’est sûr. Sa petite amie habite à Haddoxville !
— Ça oui, renchérit le deuxième vieillard en se balançant lentement. Ça n’embêtera pas du tout le jeune Jamas. »
Je me tournai vers Blaise. « Comment te sens-tu ?
— Je me sens beaucoup mieux, me dit-elle, avec un regard qui confirmait que, pour elle, le pire était passé. Bien qu’après cet affreux breuvage de fermier, j’aie besoin d’une vraie boisson.
— Jamas a le meilleur vin des sept comtés, affirma le troisième.
— Merci, lui dis-je. Si vous avez soif, entrez donc… je vous paierai une tournée.
— Merci beaucoup ! répondit le premier. Nous viendrons dès que Jamas vous aura installés, comptez là-dessus ! »
Je transportai notre père à l’intérieur. Une fois que mes yeux se furent habitués à l’obscurité de la salle au plafond bas, je distinguai quelques tables éparses et un long comptoir. Une marmite bouillonnait dans la cheminée, répandant de bonnes odeurs.
Derrière le bar se tenait un homme d’âge moyen, aux cheveux roux. Il leva les yeux de l’épais bloc de chêne qui lui servait de comptoir et qu’il nettoyait. Il nous fit un signe amical. S’agissait-il du jeune Jamas ?
« Bonjour, dit-il, avec un charmant sourire. Ce type que vous portez ne se sent pas bien ?
— Il est malade… il a des crises. » Je décidai de m’en tenir à mon histoire.
« Alors, vous voulez une chambre ?
— Trois.
— Vous aurez le choix à l’étage. » Il indiqua de la tête l’escalier situé au fond de la pièce. « Il n’y a personne, en ce moment. Vous verrez, les chambres n’ont rien d’extraordinaire, mais les lits sont chauds et la nourriture bonne et copieuse.
— Exactement ce qu’il nous faut. » Je m’avançai vers les marches, puis hésitai. Il valait mieux s’occuper d’abord de Père. « Ces vieillards, là, dehors, nous ont dit de demander le jeune Jamas. Ce n’est pas vous, n’est-ce pas ? »
Il gloussa. « On ne m’appelle plus le jeune Jamas depuis près de vingt ans. Non, il s’agit de mon fils aîné. Moi, c’est Jamas tout court, maintenant.
— Pas le vieux Jamas ? plaisantai-je.
— Non. Le vieux Jamas, c’est mon père.
— Ravi de vous rencontrer, Jamas. » Je lui fis un signe de tête poli. « Je suis Oberon. Voici ma sœur, Blaise. Nous espérions que votre fils pourrait aller à Haddoxville pour y chercher le vieux docteur Hand. »
Jamas acquiesça. « Pour les crises, le vieux docteur Hand est l’homme qu’il vous faut, c’est certain. L’expérience a du bon, c’est moi qui vous le dit. Mon garçon est dehors en train de ramasser du bois pour la cuisine. Il sera là dans quelques minutes. Je l’enverrai aussitôt chercher le docteur. Cela ne le dérangera pas.
— Merci.
— De rien. »
Je pivotai et, par l’étroite cage d’escalier, portai notre père jusqu’au premier étage. Je poussai du pied la première porte sur ma gauche et découvris une petite chambre au mobilier hétéroclite : un lit à baldaquin surélevé, une petite armoire et une vieille table de toilette avec une bassine bleue ébréchée. Cela conviendrait tout à fait à notre père.
« Bon, laisse-moi ouvrir le lit. »
Blaise me contourna rapidement et replia la couverture bariolée. Je fis glisser Père entre les draps. Il bavait de nouveau. Je soupirai et lui essuyai la bouche avec un pan de sa chemise.
« Puis-je le détacher, maintenant ? demanda Blaise. Je ne crois pas qu’il soit dangereux.
— D’accord. Mais sois prudente… s’il se réveille, il pourrait se montrer violent.
— Il ne me ferait pas de mal.
— On ne peut pas faire confiance à un fou. »
Elle défit en silence les liens qui enserraient ses poignets, en frottant délicatement les marques rouges qu’ils avaient laissées. Père s’agita un peu et murmura doucement. Puis, à ma grande surprise, Blaise se pencha et récupéra un couteau, au manche orné d’une licorne, dans sa botte droite. J’ignorais qu’il en cachait un là. C’était la copie conforme de celui que je lui avais déjà subtilisé.
« Je garderai les yeux ouverts », dit-elle avec un sourire, comme si elle avait lu dans mes pensées. Elle me tendit le couteau que j’enfilai dans mon ceinturon, à côté de son frère jumeau. « Même si ça ne sert pas à grand-chose… il peut toujours s’en procurer un autre, grâce au Logrus ! »
Je n’y avais pas songé ; je fronçai les sourcils. À quoi bon désarmer quelqu’un qui pouvait avoir toutes les armes qu’il voulait à tout instant ?
« Peut-être que nous devrions le garder attaché…, suggérai-je.
— S’il doit s’échapper, qu’il s’échappe ! Je t’aiderai à le rattraper la prochaine fois… s’il y en a une. »
Je levai les sourcils. J’entrevoyais de nouveau en elle le guerrier qu’elle avait si soigneusement dissimulé derrière la soie et les dentelles. Je ne mis pas sa parole en doute : si elle affirmait qu’elle m’aiderait, elle le ferait.
« Viens, dit-elle. J’ai vraiment envie d’un verre, à présent.
— Moi aussi. »
Alors que nous nous dirigions vers la porte, je stoppai net.
« Attends ! » J’eus la sensation qu’on tentait de me contacter par l’intermédiaire d’un atout.
« Qu’y a-t-il ? m’interrogea-t-elle.
— Quelqu’un essaie de me joindre… »
Je me concentrai et, à travers un étrange tunnel vacillant, j’aperçus une silhouette sombre. Il semblait – je pensais qu’il s’agissait d’un homme – me dire quelque chose. Toutefois, je n’arrivais pas à comprendre ses paroles.
« Qui est-ce ?
— Je ne sais pas.
— Oberon… » La voix de l’homme résonnait faiblement.
« Aber ? » L’image tremblota, puis devint plus distincte. Il s’agissait bien de mon frère – mais il était beaucoup plus mince que la dernière fois que je l’avais vu. Ses pommettes saillaient et des cernes noirs entouraient ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites.
« … vivant ! » dit-il. Sa voix me parvenait, indistincte. « J’ai… de te joindre… jours !
— Le temps s’écoule différemment ici. Où es-tu ?
— Sur le point… tué ! » cria-t-il. Il avait l’air désespéré. « Viens me… avant… ! Presse-toi ! »